Une liberté pédagogique bafouée
Depuis déjà trois années, les écoles connaissent une forte remise en question de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture en cycle 2. En effet, à l’image de l’académie de Paris, le plan lecture a fait son entrée au sein de la formation de chaque enseignant·e de CP et de CE1. De nombreux·ses enseignants·es s’interrogent fortement sur la pertinence de ce dispositif les enjoignant à suivre le « guide orange » ainsi que les conditions de sa mise en place.
En effet, les enseignants·es sont régulièrement conviés·es sur des journées de formation durant lesquelles est présentée la seule et unique manière d’enseigner la lecture en CP. Il s’agit de la méthode syllabique pure partant de l’apprentissage des lettres et des sons en maternelle, suivi par la découverte en CP des correspondances graphophonologiques dans un ordre croissant de difficulté imposé et limitant la lecture à des textes réduits aux seuls phonèmes étudiés. Une fois tous les phonèmes étudiés, partant du principe que plus la lecture d’un·e lecteur·ice est fluide, mieux iel comprend, nous sommes censé·es entraîner nos élèves à lire et relire des textes à voix haute, armé·es de notre sablier bienveillant pour compter le nombre de mots correctement lus en une minute. Cette méthode est amenée comme résultant d’un « consensus » dont la légitimité, non discutable, repose sur des travaux et expérimentations issus uniquement de la « neuroscience ». En convoquant les neurosciences comme un rempart, monsieur le ministre met en opposition le pragmatisme de ses réformes à la pédagogie en marginalisant d’autres approches scientifiques ainsi qu’en muselant la liberté pédagogique des enseignants·es.
Ces directives, autant dans la forme que dans le fond, tendent à déstabiliser en profondeur ce qui fait le métier même de l’enseignant·e soit sa fonction de pédagogue.
Voir l’acquisition de la lecture comme une succession d’étapes allant de la cellule la plus simple (lettre graphème phonème) au plus complexe (le texte) en passant par la syllabe, le mot, la phrase, séduit facilement l’opinion publique : les adultes, du haut de leurs connaissances conçoivent ce chemin du plus simple vers le complexe. Mais les enfants ont besoin d’aller-retours constants entre le complexe (qu’iels fréquentent dans la vie réelle) et le simple !
Les élèves arrivent dans nos classes avec des connaissances et un vécu variables à partir desquels iels construisent. Iels sont avides de sens et de s’exprimer pour peu qu’on les y encourage. Pour l’apprentissage de la lecture, notre travail de pédagogue ne se limite pas à entraîner au décodage et à l’encodage. Il est avant cela de s’appuyer sur ce qu’il y a déjà, d’encourager et de diversifier les situations réelles de lecture et d’écriture, d’être attentifs·ves à ce qui émerge, de favoriser les interactions, d’aider aux raisonnements... La liberté pédagogique, bien plus qu’au cœur du métier d’enseignant·e en est l’essence même.
Tout cela ne peut pas être transmis par un guide didactique dont on pourrait s’emparer pour prendre une classe au pied levé avant d’être déplacé·e ailleurs. Notre métier nécessite des moyens humains et des formations de qualité.
Et la compréhension dans tout ça ?
Cette manière d’entrevoir l’apprentissage de la lecture semble bien désuète même au regard des recherches menées depuis 130 ans. Jules Ferry lui-même réfutait déjà le « lire, écrire, compter » prôné par l’ancien ministre Blanquer « Les anciennes méthodes avec le programme restreint au lire, écrire, compter, produisaient des élèves sachant bien lire, écrivant correctement, comptant à merveille, peut-être mieux que ceux d’aujourd’hui et il se peut que l’éducation que nous voulons donner nuise un peu à la discipline mécanique de l’esprit. Seulement, entre eux et les autres, il y a cette différence : c’est que ceux qui sont les plus forts sur le mécanisme ne comprennent rien à ce qu’ils lisent, tandis que les nôtres comprennent. Voilà l’esprit de notre réforme. » Jules Ferry.
Ainsi, regrettant d’une part, ce rétropédalage pédagogique, nous pouvons nous interroger d’autre part sur cette obligation d’application de ce « plan lecture ». Ce nouveau dispositif oblige à revoir la manière d’enseigner la lecture, celle-ci devant être complètement « déconnectée » de la compréhension et les textes 100% déchiffrables uniquement construits avec les sons déjà étudiés, nous laissant facilement entrevoir la pauvreté de ces écrits. Il ne s’agit plus de lecture mais de déchiffrage. Tout comme le constat que l’on ne peut pas apprendre « à nager sur un tabouret », l'apprentissage de la lecture doit se faire sur un texte, avec plus ou moins de résistance, mais un contenu riche et enthousiasmant, dans une réelle situation de lecteur·rice.
Lire c’est aussi et surtout comprendre, or une telle conception de l’apprentissage de la lecture met non seulement les finalités de l’apprentissage de la lecture de côté mais prive en plus dès le départ les enfants de leurs capacités à prendre des indices et à raisonner à partir de ce qu’iels savent déjà, une compétence pourtant indispensable à la compréhension !
On peut d’autant plus s’étonner de ce choix que les évaluations Pirls toujours brandies pour justifier la nécessité d’imposer cette méthode de lecture montrent que ce n’est pas sur les compétences techniques de décodage que les élèves rencontrent des difficultés mais bien sur la compréhension.
Il apparaît alors clairement la volonté réelle derrière ce nouveau dispositif…un choix avant tout politique.
Répondre à cette injonction en choisissant des pédagogies émancipatrices
Et si on partait des écrits des enfants pour apprendre à lire ? C’est ce que font de nombreux·ses enseignant·es du mouvement Freinet dans ce qu’on appelle « la méthode naturelle de lecture et d’écriture » (MNLE). C’est en écrivant et en lisant de vrais textes que les enfants apprennent à lire et à écrire.
Nous partons de textes écrits individuellement ou collectivement par les enfants de la classe. Progressivement au fil de l’année ou des années selon les enfants, on passe de la dictée à l’adulte à la prise en charge partielle de plus en plus grande puis totale de l’écrit par l’élève (espaces pour écrire les mots matérialisés par des traits de plus en plus nombreux). Dès son écriture l’enfant met ainsi en relation les phonèmes et graphèmes mais apprend aussi tout à la fois progressivement à segmenter la chaîne orale en phrases et en mots et découvre les marqueurs orthographiques de la langue écrite. Il prend conscience que la langue ne s’écrit pas comme elle se dit.
Chaque semaine, le texte d’un·e élève est choisi comme support d’apprentissage à la lecture. Ce texte connu et compris des enfants n’en est pas moins un vrai texte permettant aux enfants de mettre du sens sur les apprentissages qui se font à l’école et de s’approprier l’écrit. Nous passons du texte entier aux groupes de sens puis aux mots, syllabes et phonèmes à l’intérieur des mots. Les élèves affinent ainsi progressivement leur maîtrise de l’écrit et entre autres du code tout en gardant l’exigence de comprendre ce qu’iels lisent.
La pédagogie Freinet est un mouvement politique et social qui vise à développer la coopération, l’expression de soi et l’autonomie en école publique. Si vous souhaitez en savoir plus, contactez le Groupe Freinet de votre Département (GD) afin d’assister aux réunions ou aux congrès de l’ICEM. Face à des problématiques qui ne trouveront pas forcément de réponse auprès de vos collègues conventionnels, intégrer un groupe d’enseignant-e-s Freinet est la meilleure solution pour développer et surtout maintenir votre pratique.